Les journalistes en perte d'image (1/4)

mardi 16 octobre 2012

Polémia

Cinquième Journée d’étude de la réinformation
Face à la tyrannie médiatique : vers un grand bond offensif ?
« Nouvelles donnes, nouvelles cibles, nouveaux outils »
                                       Samedi 13 octobre 2012
                                      Intervention de Michel Geoffroy
                                     (Première partie)

Polémia publie le texte intégral de l’intervention de Michel Geoffroy, à la cinquième Journée d’étude de la réinformation, organisée par la Fondation Polémia. Etant donné sa longueur, le texte est présenté en quatre parties. En voici la première, les liens des trois autres sont indiqués en fin de la présente publication, comme l’est le Pdf regroupant l’ensemble.

Polémia

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Dans l’inconscient collectif l’image du journaliste a longtemps été positive :

  • - le journalisme est associé à la démocratie, via les luttes politiques autour de la liberté de la presse, et serait un contre-pouvoir, facteur de transparence de la vie publique ;
  • - le journaliste serait un redresseur de torts qui lutterait pour établir la vérité contre les puissants. C’est le mythe de Tintin, reporter au « Petit XXe ». Beaucoup de héros dans les revues ou les romans qui s’adressaient à la jeunesse, au début du XXe siècle, exerçaient d’ailleurs la profession de reporter ou de journaliste (de Rouletabille à Bob Morane), ce qui est significatif ;
  • - le journaliste risquerait encore sa vie pour nous apporter de l’information et des images (en particulier dans les zones de guerre) et pour garantir la liberté d’information ;
  • - une entreprise de presse ne serait pas une entreprise comme une autre, car elle obéirait à une déontologie particulière : l’indépendance des rédactions par rapport aux propriétaires et aux actionnaires.

Il y a d’ailleurs des points communs entre l’image mythique du journaliste redresseur de torts et celle du « petit juge », tous deux prétendument affrontés aux puissants.

Il y a certes encore une petite part de vérité dans la vision positive du journalisme. Et il y a sans doute encore aujourd’hui des journalistes dignes de ce nom, qui respectent leur déontologie professionnelle.

Mais le Système médiatique pris dans son ensemble ne correspond plus, par contre, à ces principes ni à ces fonctions. Il continue de capitaliser l’image positive du journalisme, mais c’est une usurpation d’identité en réalité, car la pratique du Système est bien différente.

L’image positive du journalisme ne correspond donc plus à la réalité française au début du XXIe siècle. Cette image est donc en train de changer et de se dégrader.

* * *

Une réalité qui s’écarte de plus en plus du mythe journalistique

1/
D’abord l’image positive et mythifiée du journaliste ne tient pas compte de la quasi-disparition du journalisme d’investigation et d’opinion à la fin du XXe siècle.

Le journalisme d’investigation correspondait en effet assez largement à l’archétype positif du redresseur de torts établissant la vérité envers et contre tous (cf. l’affaire du Watergate). Le journalisme d’opinion, lui, était transparent car il affichait clairement ses préférences idéologiques ou partisanes. Il était très répandu en France jusqu’à la Libération, comme en attestait encore la diversité des titres.
Mais aujourd’hui le pluralisme d’opinion a disparu dans les médias et le mimétisme lui a succédé, comme l’illustre la diminution des titres de la presse écrite : 84 quotidiens nationaux en France en 1914, 28 en 1946, moins d’une dizaine aujourd’hui.

Le journalisme d’aujourd’hui prétend en outre établir, au contraire, une distinction nouvelle entre l’information et l’opinion. C’est le mythe du journaliste médiateur. L’information (on dit « info » en novlangue) se distinguerait de l’opinion en ce qu’elle serait neutre ou factuelle, laissant à chacun la liberté de porter sur elle le jugement qu’il souhaite. Il conviendrait seulement que chacun « fasse preuve d’esprit critique » pour analyser cette info brute.

Seulement cette posture est totalement artificielle et ne correspond pas à la réalité observable pour deux raisons principales :

• D’abord la neutralité de l’information est une utopie.

L’observateur n’est jamais neutre par rapport à ce qu’il observe : il influe sur ce qu’il observe. C’est le problème auquel se heurte en permanence l’observation scientifique du vivant. La presse ne fait pas exception : le fait de présenter une « info » plutôt qu’une autre est un choix, qui rétroagit immédiatement sur sa portée.

En fait l’information brute n’existe pas par elle même : elle n’est qu’un chaos qui ne devient « information » que si quelqu’un décide de prêter attention à quelque chose et de le diffuser à d’autres. En d’autres termes « l’information » n’est pas une « donnée » venant à l’existence par elle-même. Elle est aussi une marchandise, car un fait ne devient une « information » que s’il est relayé par un média : donc si quelqu’un trouve intérêt à le vendre comme tel à un public, avec le statut d’information.

Exemple : le cas des dégradations de tombes musulmanes, alors que les dégradations de cimetières sont, hélas, nombreuses en France, sans parler de la situation des cimetières chrétiens en terre musulmane. Le choix de ne médiatiser que certains faits non seulement ne donne aucune « information » objective sur leur fréquence et donc leur portée réelle, mais en outre contribue à diffuser un sentiment chez les auditeurs/lecteurs (ici : les musulmans sont maltraités en France).

On le voit bien aussi dans le cas des « emballements médiatiques » : c’est l’info, répétée en boucle par tout le Système médiatique, qui finit par créer l’événement, en lui donnant un sens qu’il n’avait pas nécessairement.
On l’a vu, par exemple, avec la tuerie de Toulouse, d’abord présentée comme un crime raciste provoqué par l’odieux climat de haine que diffuserait l’extrême droite, jusqu’à ce qu’on indique que le criminel s’appelait Merah et était musulman… On nous a dit alors que Merah était, au contraire, un déséquilibré ayant agi seul. On découvre aujourd’hui que ce « solitaire » entretenait, au contraire, de nombreux liens avec la mouvance islamiste de par le monde. Où était donc « l’info » brute dans cette affaire ?

• Ensuite le bombardement d’infos mondiales auquel nous soumet en continu le Système médiatique, n’encourage pas la liberté de jugement ni le discernement : il les tue au contraire. C’est même sans doute sa fonction réelle.

Ce point a notamment été relevé par S. Huntington dans son ouvrage Qui sommes nous ? (2004) consacré à l’identité américaine. Il affirme qu’avec le progrès des télécommunications l’information véhiculée par les journalistes a profondément changé de nature et il situe le basculement lors de l’invention du télégraphe, qui a permis de connaître des faits qui se passaient dans d’autres Etats des Etats-Unis, puis dans le monde entier. Avant, la presse comportait des informations avant tout locales, c'est-à-dire des informations qui concernaient le lecteur et lui « parlaient ». Mais aujourd’hui le lecteur et le spectateur sont, au contraire, submergés par des informations mondiales qui ne les concernent principalement pas. Elles sont donc majoritairement au sens propre insignifiantes, même si le Système médiatique s’efforce de leur faire croire le contraire.

D’une façon plus générale on ne peut que constater que « l’information » diffusée par les médias dans notre pays est quantitativement en croissance exponentielle, mais qualitativement en régression constante : elle est très pauvre en contenu, en réalité.

Arnaud-Aaron Upinsky dans son ouvrage Enquête au cœur de la censure (2003) dresse un constat comparable dans le monde de l’édition : l’explosion de la diffusion alliée à une régression constante de la qualité et de l’innovation littéraire et l’épuisement des grands débats.

Ainsi les profondes évolutions qu’a connues notre pays depuis la fin du XXe siècle n’ont nullement constitué des « informations » retracées dans les médias, notamment :

  • - la grande substitution de population introduite en Europe par l’immigration de peuplement (c’est un sujet tabou pour les médias, qui se réjouissent seulement de la bonne natalité française sans voir ce qu’il y a derrière) ;
  • - le caractère post-démocratique de notre Système politique, de plus en plus oligarchique (les médias n’agitent que le spectre de l’extrême droite) ;
  • - le décrochement de l’Europe dans la croissance mondiale (les médias ne nous parlent que des PME) ;
  • - la dégradation rapide de la situation des finances publiques (il a fallu la crise des dettes souveraines pour que le sujet soit médiatisé, alors que « l’information » était disponible depuis longtemps dans les comptes publics ) ;
  • - etc.

Si un extraterrestre avait pour seule source d’information les médias, il aurait ainsi une vision étrange de la réalité française ! Car on ne trouve plus aujourd’hui dans les médias ce qui est important, ou seulement des signes très faibles de ce qui est vraiment important. En fait, le temps passé devant les médias du Système est très largement un temps stérile aujourd’hui : un temps qui pourrait être beaucoup mieux utilisé à faire autre chose et en particulier à s’informer réellement.

On ne doit pas oublier, en outre, que l’ouverture aux recettes publicitaires a aussi modifié la nature des médias : il ne s’agit plus de vendre un journal à des lecteurs – ce qui suppose de tenir compte de leurs attentes – mais bien de revendre les lecteurs aux annonceurs.

Le premier médium, la télévision, est le plus assujetti à la publicité, ce qui est significatif. C’est ce que rappelait Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, quand il affirmait que le temps d’antenne était un temps de disponibilité cérébrale du spectateur pour les messages publicitaires (Télérama, 11-17 septembre 2004). La course à « l’audimat » s’inscrit dans cette optique : l’audimat est un argument de vente à l’intention des annonceurs, pas une mesure de la qualité des produits médiatiques ! Bienvenue dans la fameuse « société de l’information » !

2/
Ensuite, l’archétype du journalisme d’investigation et redresseur de torts s’appliquait avant tout, en outre, à la presse écrite, alors que nous vivons aujourd’hui à l’âge du tohu bohu de l’audiovisuel mondial.

Nous ne sommes plus au bon vieux temps du télégraphe mais à celui où la durée d’exposition médiatique de nos concitoyens est actuellement de 7 heures par jour (hors temps de travail), selon les dernières études (régie publicitaire inMobi ; cf. le Bulletin quotidien du 15 juin 2012), dont 98 minutes devant la télévision, 49 minutes à la radio et 33 aux journaux magazines. La durée de vie passée devant la télévision s’établit actuellement à 16 ans (cf. TV Lobotomie de Michel Desmurget).

Le rapport du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, qui porte sur la période 1997/2008, évoque à cet égard la « montée en puissance de la culture de l’écran », avec un volume hebdomadaire de temps consacré aux écrans de 31 heures (dont 21 pour la télévision). Les Français sont plus nombreux qu’en 1997 à regarder chaque jour la télévision, même si la durée moyenne d’écoute reste stable.
Le rapport évoque aussi une « musicalisation de la vie quotidienne » liée à l’explosion des moyens d’écoute nomades (4,9 millions de baladeurs vendus en France en 2008) : 34% des Français écoutent de la « musique » tous les jours, hors radio. Corrélativement la lecture de la presse et des livres est en recul continu et le lectorat vieillit. C’est donc une culture du bruit et de l’image qui s’impose, en particulier chez les moins de 35 ans.

Or le journalisme audiovisuel diffère profondément de celui de la presse écrite :

  • - les procédures de droit de réponse sont très difficiles à mettre en œuvre en matière audiovisuelle : cela veut dire que l’on peut donc prendre plus de libertés avec la véracité que dans la presse écrite ;
  • - toutes les études scientifiques montrent que l’audiovisuel a un effet d’éviction sur la concentration, la lecture et sur les capacités cognitives (cf. TV Lobotomie de Michel Desmurget).


Par construction, donc, le médium audiovisuel délivre un message pauvre, car pour capter l’attention du spectateur et éviter le zapping qui est la hantise des annonceurs publicitaires, il faut des séquences courtes et constamment renouvelées (par un « clincher » ; quand on coupe le son de la télévision, on s’aperçoit alors que la succession continue d’images et de séquences est un chaos incompréhensible).
L’accent est mis sur une succession de messages courts et d’images choc, transmis au moyen d’un vocabulaire pauvre et répété en boucle. Ce type de communication ne favorise ni la mémorisation (la plupart des personnes sont incapables de répéter dans le détail ce qu’elles ont entendu à la télévision, sauf si elles connaissaient le sujet traité par avance : seule une vague rumeur subsiste) ni la réflexion des spectateurs, qui sont dans une situation plus passive qu’un lecteur. Le média audiovisuel est émotionnel par nature, alors que la presse écrite est plus réflexive, car lire prend du temps.

La télévision utilise un langage basique et évite les sujets complexes afin de prévenir les « programmes segmentant » qui pourraient réduire l’audience.
L’audiovisuel fournit ainsi une « information » liquide, perpétuellement fuyante, alors que l’écrit est un média solide sur lequel on peut encore s’appuyer pour réfléchir.

Le médium télévisé est donc dans l’incapacité de rendre compte de processus complexes et d’aborder les choses au fond. Cela signifie que le médium d’information le plus utilisé au monde (3 Mds de spectateurs d’après Médiamétrie Eurodata Worldwide) est :

  • - celui dont le contenu est le plus pauvre ;
  • - celui dont le contenu est le plus addictif (la télévision nous suit partout aujourd’hui ; l’équipement télévisuel devient mobile) ;
  • - celui qui véhicule le plus d’images publicitaires qui influencent au surplus négativement les comportements.

A noter que ces études ont été établies depuis longtemps à l’étranger et notamment aux Etats-Unis, mais qu’elles sont encore largement politiquement incorrectes en France !

Bienvenue à nouveau dans la société de l’information !

A suivre :

Les journalistes en perte d’image (2/4)
Les journalistes en perte d’image (3/4)
Les journalistes en perte d’image (4/4)

Texte intégral en Pdf : cliquer ICI

Voir aussi :

Observatoire des médias : soyez informé sur ceux qui vous informent

Polémia – 15/10/2012

Image : 5e journée de la réinformation

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